Le sens de la perte by François Michaud

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Le sens de la perte
François Michaud

 

La vie est un tableau. Donc tout ce qu’on voit est tableau. Pas seulement ce qu’on voit mais aussi ce qu’on touche, renifle et mange. Et l’intensité ne se touche, ne se renifle et ne se mange que si on saisit la vie en cette indéfinie composition ; ce que peu de gens font. Tout est tableau pour les vivants vivant. (Frederika Fenollabbate, Baladine, 2010)[1]

 

C’est en septembre dernier qu’Alexandra Leykauf voyait pour la première fois l’espace où allait avoir lieu l’exposition. Situé au premier niveau du musée d’Art moderne, deux étages le séparent de l’avenue du président Wilson sur laquelle donne l’entrée principale. Entre ces deux niveaux se trouve l’étage des collections permanentes pour lequel une entrée séparée avait été conçue en 1937, orientée vers le pont de l’Alma. Si cette dernière n’est plus utilisée aujourd’hui, de toutes les portes du bâtiment ce sont les seules où l’on puisse lire : mvsee de la ville – dans une typographie latine qui s’accorde bien au classicisme modernisé de l’édifice. Durant l’Exposition Internationale de 1937, quand le nouveau musée n’hébergeait encore aucune collection, on accédait par là au Pavillon de Paris, logé à cet étage. De salle en salle, les visiteurs étaient invités à revivre l’histoire de la capitale et à en découvrir les réalisations présentes, comme la promesse d’un avenir radieux où le triomphe « des arts et des techniques dans la vie moderne » semblait assuré. Il est vrai que les contemporains avaient pour la plupart ignoré  Walter Benjamin qui proclamait, quant à lui, Paris capitale du XIXe siècle.

 

Dans cet autre temps-là, séparé de nous par à peine plus de soixante-dix ans, l’avenue de New York n’existait ni sous sa forme ni sous son nom actuels. Cette voie longeant la Seine avait été baptisée avant-guerre quai de tokio, car même l’orthographe de la capitale du Japon était alors autre. Il s’agit d’une histoire, en effet, qui se situe en deçà de la mémoire et de l’oubli – peut-être ajouterait-on tout aussi justement : « et du rire » pour le dire à la manière de Kundera ; car on ne sait plus guère, aujourd’hui, ce qui relie le nom du Palais de Tokyo à sa lointaine et indirecte origine. Or, en quittant cette avenue à l’histoire incertaine, appariée à deux ères géographiques qui furent successivement le théâtre d’une guerre et d’un changement de pôle (de la guerre du Pacifique à l’Alliance Atlantique), on arrive, presque sans changer de niveau, à la Réserve du Musée des enfants « inventée » par Christian Boltanski en 1989 – parce que, parmi d’autres raisons, ce qu’on appelait à l’époque le sous-sol du musée était aussi l’étage des réserves. Un seul et même plateau donc, depuis le quai de Tokyo-New York jusqu’à ce sous-sol qui n’en est pas vraiment un et où l’exposition d’Alexandra Leykauf prend place. La galerie courbe que nous appelons « salle noire » a, elle aussi, porté longtemps un autre nom : celui de « grand auditorium » – lequel sonne étrangement, car en dépit de la courbure des murs et d’un sol tout à fait plan, cette salle fut le théâtre de bien des performances aux nombreux sens du terme.

 

Ces précisions seraient inutiles, peut-être, si le travail d’Alexandra Leykauf ne se fondait sur des lieux dont le passé existe. Un passé public en quelque sorte, comme celui des théâtres qu’on rencontre souvent chez elle, ou comme celui de l’Aubette à Strasbourg, dancing, café et salle de spectacle, autant qu’œuvre commune de Théo van Doesburg, de Jean Arp et de Sophie Taeuber[2]. Ces lieux ont servi, mais leur usage est suspendu – parfois totalement, telle l’Aubette détruite, avant d’être partiellement reconstruite. La désaffection sied à l’artiste, comme si se créait entre le lieu et elle une affinité singulière, très personnelle et en même temps objective ; car ces lieux, d’autres les ont connus et aimés – ou pas – avant elle. Il ne suffit pas qu’un lieu ait été habité. Quand Alexandra en choisit un, elle le préfère sans occupant. Elle parcourt un appartement à l’abandon, appareil photo en main ; puis photographies à la main elle le revisite, le remonte, en manipulant ses images comme on feuillette un album de famille mais avec moins de retenue.[3] Mélangées, superposées de façon arbitraire en apparence, elles finissent par composer un lieu qui n’a jamais existé et, ce faisant, l’artiste crée d’autres images non moins réelles.

 

Ceci n’est pas du voyeurisme. Alexandra Leykauf ne cherche pas à fouiller, à révéler des secrets qui auraient été ou qui auraient pu être : le fantasme est devant nous, non derrière. Par la projection d’éléments dissemblables, qui ne s’assemblent que sur la rétine du spectateur, elle invite celui-ci à contempler une autre réalité que celle du quotidien : un semblant de réel, bien visible parce que photographié, montré presque en trompe-l’œil et surimposé à cet autre réel – celui qui n’est pas l’art. Rien, cependant, n’indique que ce que nous voyons est plus l’univers d’Alexandra Leykauf que celui dans lequel nous projetterons après elle nos images. Car son travail n’est pas étranger au principe des associations libres et, qu’il s’agisse des origines de la psychanalyse ou de l’histoire de l’art moderne, il baigne tout entier dans l’inventaire archéologique de ce qu’on nommait vers 1920 l’esprit moderne. La ruine est partout chez elle, et la vie, cependant, n’est jamais absente. Cette période, qui est celle du Bauhaus, de Dada et du Merzbau de Kurt Schwitters, est chère à l’artiste et elle le montre volontiers. Elle n’a de cesse de glisser insensiblement vers ces années, d’y retourner encore, comme pour démonter quelque chose ou comme pour s’assurer de la véracité du souvenir, d’une promesse. Mais Freud nous a appris qu’existent aussi des souvenirs-écrans, mémoire trompeuse des scènes primitives masquées derrière un matériel trop visible. Tout s’assemble et se défait tour à tour dans les films et les « diaporamas » d’Alexandra Leykauf. Le goût marqué de l’artiste pour des moyens modernes qui commencent déjà à appartenir au passé de l’art contemporain – la diapositive, le film 16 mm – n’est pas pour surprendre : ce sont des supports et des signes. La modernité y est comme accrochée ; on peut la traiter comme on veut, tous ses éléments renverront toujours à un même réceptacle d’images. On peut jeter l’album de famille par terre, éparpiller les photos, mais les pièces du puzzle elles-mêmes resteront inchangées. Alors, il faut sortir du labyrinthe. Avec la bobine de film, Alexandra tient son fil d’Ariane. Quelles que soient les images qui s’y impriment, le film est ce qui relie et met de l’ordre parmi la multitude de sensations externes qui assaillent à chaque seconde celui qui vit. Elles le travesent.

 

Parfois, nous sommes tentés de demander si Alexandra a eu peur, un jour, de se perdre ; ou si simplement la façon qu’elle a de bâtir son réel avec les images prises à des parcelles du monde extérieur n’est pas simplement le langage avec lequel l’artiste décrit un univers plus réel qui, sinon, résisterait à toute tentative de représentation.

 

Elle voulait retourner la salle noire comme un gant, nous dit-elle. L’image décrit bien le processus suivi : importer dans un lieu étranger ses images à soi, déjà faites ; en prendre sur les lieux mêmes – lors d’un deuxième séjour, en février 2010 –, puis en produire des agrandissements aux dimensions de la salle. Au moment où ce texte s’écrit, on ne peut se représenter qu’imparfaitement ce que sera l’installation. L’artiste, elle, le sait de mieux en mieux. En quelques mois, l’espace a cessé d’être ce qu’il était pour lui appartenir. Dans peu de temps, nous allons découvrir sa salle noire, entrer dans le labyrinthe d’Alexandra Leykauf à sa suite – mais pour en ressortir bientôt, car une exposition se conforme au schéma du récit et son développement s’installe entre deux termes dont l’un est un début et l’autre une fin. Cependant, retourner comme un gant l’architecture d’un lieu, c’est le transformer en film. L’image du ruban de Mœbius n’est pas loin – paradoxe mathématique qui trouve dans la pellicule de celluloïd un de ses plus parfaits supports ; à ceci près que le film devient alors sculpture et qu’il n’est plus porteur d’images – il est image. Avec l’œuvre d’Alexandra Leykauf, la figure de style qu’implique le nom « salle noire » se fait plus claire : comme la boîte noire, c’est un lieu clos recevant l’image d’ailleurs ; et, comme au cinéma, cette dernière est restituée au spectateur des salles obscures – cela aussi est presque un témoin du passé. Mais si j’y rentre comme on pénètre dans le labyrinthe et que cela se retourne, alors je me retrouve soudain à l’extérieur et ce à l’intérieur de quoi j’étais devient lui-même l’extérieur, la chose visible, sculpture ou architecture – ou tableau. Cette attente qui nous tient en alerte trouvera bientôt son terme. Bientôt, nous devrions voir. Si son art n’est pas voyeur, Alexandra Leykauf sait jouer avec le désir de l’autre, de voir ce qui n’existe pas ou ce qui, par elle, existe et devient presque un monde habitable. Tout passage, cependant, est épreuve et on n’aborde pas un nouveau monde sans angoisse. Mais si on sait le prendre, ingérer à son tour ces images que l’artiste a comme patiemment mâchées, liquéfiées et recrachées autrement, alors sans doute peut-on commencer à goûter le spectacle.

 

Moteur !

 

François Michaud, 26 février 2010



[1] http://www.frederikafenollabbate.com)

[2] Deux films d’Alexandra Leykauf, en 2009, ont pris l’Aubette pour sujet et pour titre.

[3] Ellingstrasse/Spreepark, 2003.


published in: 

Alexandra Leykauf, Chateau de Bagatelle 

published by: 

Musée d'art Moderne de la ville de Paris, Galerie Martin van Zomeren, 
Verlag für Moderne Kunst Nürnberg, 2010